Dossier spécial : L’Autriche et ses vins

par John Szabo, MS
(Traduit par Marc Chapleau)

Impérialistes ou rebelles ? Dans ce dossier spécial, nous nous intéressons à l’essor de l’industrie du vin autrichien depuis le début du siècle, en nous attardant notamment au fait que les récentes transformations dans la capitale, Vienne, reflètent l’évolution des vins autrichiens eux-mêmes, des dirigeants impériaux aux rebelles et aux réactionnaires en passant par les foyers tant de la culture que de la contre-culture, tous coexistant en harmonie. Compliqué, tout ça ? Suivez le guide.

Les impérialistes et les rebelles autrichiens

Une journée ensoleillée à Vienne, peu importe laquelle, est une journée magnifique. Cette ancienne capitale impériale de la vieille Europe, à la fois réconfortante et majestueuse, est pétrie de tradition, drapée d’élégance, de magnificence et d’autorité aristocratique. Les calèches qui circulent autour de la cathédrale et de la place Saint-Étienne, conduites par des cochers vêtus de capes, sont à Vienne ce que les hauts-de-forme sont à l’Angleterre et les manteaux de fourrure à Moscou. Et il ne s’agit pas ici d’un trope culturel galvaudé ; c’est plutôt ce trope lui-même, cette figure de rhétorique, qui définit la culture.

La ville brille également par son architecture, ses splendides édifices Art Nouveau se disputant la faveur des promeneurs également sollicités par des splendeurs gothiques et baroques qui sourdent du passé impérial, omniprésent dans le centre de la ville. On ne serait ici que légèrement surpris de croiser inopinément Beethoven ou encore Strauss, préconditionnés en ce sens par la subtile musique d’une valse viennoise s’échappant d’une cour, gracieuseté d’un artiste de rue possiblement bien en vue.

Tout tourne autour de l’histoire, de l’art, de la culture. Impossible, dirait-on, d’échapper au passé.

Il n’empêche que le plus formidable, s’agissant de Vienne, du moins selon ce que j’ai pu moi-même observer depuis le tournant du millénaire, c’est son incroyable transformation, de musée à ciel ouvert pour ainsi dire anachronique à un véritable foyer, aujourd’hui, de contre-culture dynamique et innovateur. Certes, il existe encore une telle chose que des serveurs outrecuidants, à Vienne, à l’image de l’impérial palais Hofburg et de ses réminiscences d’un pouvoir et d’un lustre passés. Sauf qu’aujourd’hui, la ville entière exsude un mélange détonnant issu de la collision entre le passé et le futur, ce dernier l’emportant.

Palais Hofburg (photo: © ÖWM/Anna Stöcher)

Quelqu’un a relâché dans la nature un essaim de rebelles radicaux, et ils font du skateboard et des graffitis avant de retirer leurs chaussures et de s’élancer pieds nus dans le Burggarten…

Vous vous demandez, j’en suis sûr, où je m’en vais avec tout cela. Mais croyez-moi, il y a un rapport avec le vin. Car, voyez-vous, on peut tracer un parallèle entre les évolutions respectives de Vienne et de l’industrie viticole autrichienne.

Voilà seulement quelques décennies, le vin autrichien était aussi tendance que pouvait l’être, disons, le code vestimentaire de l’empire austro-hongrois. Alors que de nos jours, ce même vin s’inscrit dans la contemporanéité, aussi stimulant à découvrir que les structures d’acier et de verre qui émergent un peu partout à travers Vienne. Les vinificateurs aux pieds nus tournent le dos aux anciennes façons de faire et sont en train d’écrire leur propre histoire.

De tels changements, on s’en doute, prennent du temps et entraînent douleur et souffrance. Aux premiers jours de la révolution, que je situerais personnellement quelque part à la fin des années quatre-vingt et au début des années quatre-vingt-dix (peu après le « scandale du vin autrichien », dont heureusement à peu près plus personne ne parle aujourd’hui — les curieux iront voir sur Google), cette aurore, disais-je, n’est pas survenue sans, ici et là, un faux départ, un manque de vision ou une ambition démesurée, hélas souvent associés à la jeunesse impétueuse et à la liberté nouvellement gagnée. Se détacher du passé et s’ancrer résolument dans l’avenir, cela demande patience et longueur de temps.

Burggarten

« À l’époque, je plantais à peu près n’importe quoi », confesse, embarrassé, Hans Nittnaus, du domaine éponyme à Gols, dans le Burgenland et le district de Neusiedl am See. « Nous sommes entrés en fonction en 1985. Amateurs entre autres de bordeaux, nous avons naturellement planté du cabernet-sauvignon et du merlot. Ça faisait “international”, c’était bien… »

Hans Nittnaus n’a certes pas été le seul. Lui et plusieurs autres ont donné à fond dans les cépages internationaux, les barriques importées et la surextraction pour produire le type de vin qui marchait fort alors, une tendance qui a duré tout au long de la décennie 1990 et jusque dans le nouveau millénaire. Les cépages locaux et les techniques séculaires, très peu pour beaucoup de gens. Si ce scénario a pu être observé dans d’innombrables autres régions viticoles, il s’est imposé avec force particulièrement en Autriche.

Ce « nouveau style », bien qu’apprécié du marché intérieur, n’était pas glorieux. Je me souviens, par exemple, de ma première véritable dégustation de vins autrichiens, à Toronto, en 2000 : les rouges étaient boisés et surextraits, verts et astringents. Trop de graffitis. Pour leur part, les blancs, quoique techniquement réussis, manquaient de caractère. Tous pareils, prévisibles, ni modernes ni baroques, davantage à l’image des immeubles d’appartement de l’ère communiste, de l’autre côté de la frontière, en Hongrie. L’Autriche, après tout, abrite l’une des plus vieilles facultés d’oenologie au monde, Klosterneuberg, non loin de Vienne. Jamais le pays n’a manqué de savoir-faire technique.

Durant cette période, Gerhard Pittnauer — qui a fondé son domaine éponyme en 1992, lui aussi dans le district de Neusiedl am See — a fait figure d’anomalie. Au début, celui-ci avait regretté de ne pas avoir suivi de formation technique. « J’évitais les questions au sujet de mes vins, le pH, l’acidité totale, ce genre de choses. Je n’en avais aucune idée, je n’avais pas de laboratoire. Alors que mes confrères n’avaient aucun problème à répondre à ce type d’interrogations. » Les vignerons comme Gerhard Pittnauer ne sont pas légion.

Ces vins nouvelle mouture trouvent leur écho architectural dans le Haas-Haus, un audacieux édifice en verre hyper moderne tout en courbes, en plein coeur de Vienne, aux baies vitrées réfléchissant la silhouette de la cathédrale Saint-Étienne. Ouvert en 1990, le Haas-Haus s’est pourtant attiré les foudres de critiques, qui jugeaient dérangeant le contraste avec les bâtiments historiques environnants.

Haas-Haus

Mais à l’instar de ce Haas-Haus, à l’origine censé abriter un grand magasin et qui accueille aujourd’hui des restaurants, des bars, des boutiques et même un hôtel, les vins autrichiens ont trouvé leur voie, entre tradition et innovation. C’est au tournant du siècle que l’oblitérante guillotine du passé s’est finalement enrayée, laissant dans son sillage les vins trop technologiques et sans âme.

Ce changement de paradigme a certainement soulagé Gerhard Pittnauer, qui a toujours secrètement cru dans le blaufränkisch local. Il avait même fait des « expériences » avec ce cépage dans sa meilleure parcelle, l’Ungerberg, dans les années 1980. Bien que les résultats aient été d’emblée probants, le vigneron, au lieu de l’embouteiller en monocépage, le noyait à l’époque dans un assemblage avec du cabernet-sauvignon. Aujourd’hui, Pittanuer rime à travers le monde avec blaufränkisch, sa cuvée « Kalk und Schiefer » constituant une formidable carte de visite à l’échelle internationale — leur gamme actuelle comprend au moins quatre différentes cuvées issues de ce cépage.

L’homme et son domaine ne sont plus une aberration. Une cohorte d’autres vignerons ont emboîté le pas, moins préoccupés eux aussi par les détails techniques, plus intuitifs — avec succès, du reste. « Je cuisine avec mon estomac, me dit le principal intéressé, je fais du vin avec mon palais, et c’est cool. Ma soi-disant ignorance technique ne me gêne plus… »

Hans Nittnaus et Gerhard Pittnauer reflètent également la réalité de bon nombre d’autres vignerons autrichiens, eux aussi férus d’agriculture biologique voire biodynamique, de levures indigènes, de cuvées avec peu de soufre voire sans soufre ajouté, de grands foudres plutôt que de barriques neuves, de cuves en ciment ou d’amphores pour l’élevage. Tirant parti à la fois des courants actuels et passés, on trouve tout plein d’exemples de blancs issus d’une macération pelliculaire, de rouges croquants à boire frais, de « pet’nat » (pétillants naturels, issus d’une méthode de prise de mousse ancestrale) et de vins « nature ».

Mais il y aussi d’innombrables autres joyaux, d’ascendance monarchique mais vêtus d’habits contemporains : le majestueux blaufränkisch du Burgenland, le royal riesling et le monumental grüner des vignobles en terrasse de la vallée du Danube, le méritoire mousseux méthode traditionnelle, le sauvignon blanc naturalisé qui ne goûte pas le sauvignon mais plutôt les collines abruptes et ancestrales de Styrie et leurs sous-sols variés, l’excentrique mais irrésistiblement juteux rotgipfler, le ciselé et tranchant zierfandler de Thermenregion ou encore le sankt laurent (saint-laurent), pour ne nommer que quelques-uns de ces personnages aux accents plus traditionnels.

À l’évidence, oui, impérialistes et rebelles vivent en harmonie et se nourrissent mutuellement.

Tout comme dans Vienne, où le passé et le présent coexistent et interagissent, l’industrie viticole autrichienne vit une ère emballante. L’étouffant passé a disparu, et le changement, pour le mieux, s’est installé. Voilà qui concourt à faire du pays l’un des foyers viticoles les plus vibrants, innovateurs, contre-culturels et lettrés à travers le globe.

Une visite à Vienne, et une dégustation de vin autrichien où que l’on soit dans le monde, cela en vaut vraiment la peine.

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